8 janvier 2016
(Rien n'est moins certain que le chemin de ma voix)
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Eprouvante fin de jour, gouttes de pluie et moi qui me croyais à l'abri de moi-même, je me surprends encore à être une autre, dont je ne veux plus. Les absurdités font trembler mes mains, me défendant ce soir, dans l'immédiat, de les poser sur le piano. La violence a un impact sur le dessein de l'art. Il faut juste trouver refuge, un retranchement d'urgence, à cette vie semée à tout vent vif. Changer de peau, trouver un manteau ferme et doux. Cacher la nudité qui saigne. Trouver un lieu comme une plage chaude où les vagues viennent chuinter en s'échouant, où le soleil t'écrasera de tant de ses splendeurs que tu te trouveras à nouveau soumise à la contemplation, ce temple apaisant où plane la magie des instants, et où le monde profond qui t'habite pourra affleurer tout passage à gué: peau, bouche, regard, mains et peut-être, une phrase.
Ce refuge tu me l'offres, toi discrète et évidente nuit. Je lis tes mots dans ce présent que j'ouvre:
"Joyeux Noël ma Beauté
Un Cercle à mettre sous ton sapin
Je t'embrasse fort et te serre dans mes bras"
J'avais donc besoin de ces bras-là qui m'enlacent ce soir.
D'autres m'ont serrée aussi cette semaine libérant leurs senteurs de clémentine, de cédrat, de melon, de pain d'épice, de beurre sucré. Me rappelant le regard de ces bras. M'apposant les mains de ces yeux.
Et d'autres bras très proches, des bras de chair et de sang.
Des effets concentriques de bras, d'amour et de temps jusqu'au coeur de cet instant où j'écris.
Et ce Cercle que je désire depuis que, voici un mois, j'ai avalé goulûment A mon seul désir, ce Cercle vient m'extirper de la spirale où le temps retentit, d'un cri, puis d'un chant, alternativement, inlassablement.
L'inéluctable n'échappe pas cependant aux tranchées profondes que creuse sur sa terre parfois désolée l'amour. L'amour suspend le temps, la violence, et la désespérance qui y font pourtant leurs terriers, leurs trouées, leur gouffre. Et dans cette suspension magique, le désir de lire advient, le besoin d'être libre de lire. Lectrice préservée des reproches lorsqu'elle sent que le livre l'attend. Et j'ouvre le livre :
"L'Histoire est un cauchemar dont j'essaie de m'éveiller" (Joyce).
Et j'ouvre grand la main. Je t'ai senti, Livre, toi qui ne demandes qu'à prendre une forme, une chair. J'entends la virulence de ton cri, puis de ton chant, qui veut jaillir de l'état d'alerte naissant, mourant dans le profond du jour depuis l'aube. Tu ne fais que de t'enrouler autour de mes veines et de les serrer sauvagement pour provoquer ces hémorragies de mots rouges. Et tu chantes dans ma main. Je sens cette force et je suis perdue. Je ne sais comment procéder pour que tu puisses enfin exister en dehors de cette prison dans laquelle je et la vie te retenons depuis longtemps.
Rien n'est moins certain que le chemin de ma voix.
Vais-je pouvoir te porter parole.
(Nous verrons bien, la vie, et le désir. Mais non, jamais tout ne sera dit. Impossible.)
"Il se passait autre chose. J'étais en train de muer d'une manière plus radicale. Ma façon de marcher, ma respiration, tout se faisait large. Car dans ma gorge, à chaque pas, une phrase arrivait. Elle arrivait dans un souffle d'arbre, ses torsades je les appréciais. Un oiseau dans tes poumons, me disais-je, et la voix la plus mélodieuse, à chaque inspiration, forme une phrase. Son ombre d'abord tapisse la cage thoracique, elle se colore ; en bouquet où le sang afflue, la voix peu à peu se forge : timide, aspirée en elle-même, dans le goût nuancé de la brume des collines, italiennes de préférence, toscanes si je peux, elle dessine son ondulation, sa douce prairie de syllabes où se rédige, en frôlant la glotte, le camaïeu espéré qui m'ouvre la bouche. Un peu d'air arrive, la phrase se forme, j'avance. Gorge, jambes et phrases : c'est ainsi que les pages de ce livre trouvent leur étendue. C'est ainsi que se développe, au long de ces paragraphes, la forme de ma liberté. Elle tâtonne et s'ajuste. Le mouvement d'une jambe à l'autre, tandis que j'avance le long de la Seine, accroche un souffle qui alimente ma gorge. Respirer, me disais-je, invente son souffle dans les phrases."
Yannick Haenel
Cercle
(Page 29)
L'infini, Gallimard, 2007.
Source photographique : 1- Paris, Hotel Ampere et 2 - Toscane, voyage gentside