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aller aux essentiels

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L'atelier Poésie de Martine Cros


Ingeborg Bachmann, extraits de : Leçons de Francfort, Problèmes de poésie contemporaine

Publié par http:/allerauxessentiels.com/ sur 22 Septembre 2015, 10:00am

Catégories : #De l'écriture, #De la littérature en général, #De l'artiste, #Ingeborg Bachmann

Ingeborg Bachmann - Photographie: SN / apa - Salzburger Nachrichten, 17/10/13 -

Ingeborg Bachmann - Photographie: SN / apa - Salzburger Nachrichten, 17/10/13 -

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ingeborg Bachmann

 

 

 

 

 

 

Extraits

 

 

 

Leçons de Francfort

Problèmes

de poésie contemporaine

 

Traduit de l'allemand

par Elfie Poulain

 

 

 

in Oeuvres,

Collection Thésaurus,

Actes sud, 2009

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

Questions

et pseudo-questions

 

 

 

 

 

 

(…)

 

Permettez-moi aussi de rejeter aussi bien l'engagement partisan que la neutralité et essayons une troisième voie : tentons une sortie hors de la confusion babylonienne du langage en renversant les obstacles qui s'y opposent.

La première et la pire des questions dont je vous ai parlées – la question qui doit motiver l'écrivain – touche à la justification de son existence. Bien entendu, il est rare qu'elle affleure aussitôt à la conscience de celui qui, animé par son talent, écrit et s'essaye, elle n'y parvient souvent que tardivement. Pourquoi alors écrire? A quoi bon? Oui, à quoi bon depuis qu'il n'y a plus de mission venant d'en haut, depuis que, de toute façon, il n'en vient plus, depuis qu'aucune mission n'est plus là pour nous mystifier. Ecrire dans quel but? S'exprimer pour qui? Et exprimer quoi devant les hommes dans ce monde? Celui qui est plus passionné que les autres par le désir de connaître, plus intoxiqué qu'eux par la manie d'interpréter et de trouver un sens, celui-là peut-il trouver son existence dans une explication quelconque, dans une interprétation quelconque, et même dans une simple description, aussi exacte qu'elle lui paraisse? L'évaluation qu'il mène par le langage (et il évalue toujours, à chaque fois qu'il nomme, il évalue les choses et les hommes) ne nous laisse-t-elle pas complètement indifférents, ne nous induit-elle pas en erreur, ou ne nous incite-t-elle pas à la rejeter? Et qu'en est-il de sa mission, lorsqu'il ose se la donner lui-même (et de nos jours il est le seul à pouvoir se la donner) ? Cette mission n'est-elle pas choisie arbitrairement, imposée par des préjugés, ne demeure-t-elle pas toujours un peu en arrière de la vérité même s'il a beau se démener autant qu'il le peut? Tout son faire n'est-il pas de l'hybris, et ne doivent-ils pas, à tout instant, se trouver suspects, lui et chacun de ses mots, chacun de ses objectifs? Il est surprenant de constater que cette question est longtemps demeurée une question d'intérêt biographique pour ceux qui s'occupaient de la littérature et de ses victimes. Car, lorsqu'on commence à parler de «la fin de la poésie», lorsqu'on considère ce genre de possibilité avec volupté ou haine, comme si c'était la poésie elle-même qui désirait en finir avec elle-même ou comme si cette fin était son thème final, dans ce cas il n'est plus possible de négliger le lieu où l'un des présupposés de cette fin s'est toujours trouvée: dans les poètes eux-mêmes, dans la souffrance de leur insuffisance, dans leurs sentiments de culpabilité. Durant les dernières années de sa vie, Tolstoï a condamné l'art, il s'est moqué de lui-même et de tous les génies, il s'est accusé lui-même et a accusé les autres de toutes sortes de vilenies : d'être présomptueux, de sacrifier la vérité, de sacrifier l'amour, et il a crié au monde son échec intellectuel et moral. Gogol brûla les épisodes qui constituaient la suite de ses Ames mortes. Kleist brûla son Robert Guiscard, à la suite de quoi il crut avoir échoué et se suicida. Dans l'une de ses lettres, nous lisons : « Un grand besoin s'est éveillé en moi, un besoin sans la satisfaction duquel je ne serai jamais heureux ; ce besoin est de faire du bien. » Et que signifie de la part de Grillparzer et de Mörike le fait d'avoir renoncé silencieusement à poursuivre leur travail? Les circonstances externes n'offrent guère d'explication. Et que signifie la fuite de Brentano au sein de l'Eglise, son désaveu de lui-même, son abjuration à l'égard de tout ce que ses écrits contiennent de beau? Et que signifient tous ces désaveux, ces suicides, ce mutisme, cette folie, ce mutisme à propos du silence né du sentiment de péché, de la faute métaphysique ou de la faute humaine, d'une faute commise à l'égard de la société par indifférence, par omission? Chacun de ces genres d'insuffisance, nous les rencontrons déjà dans les époques antérieures à celle que nous avons à examiner. Dans notre siècle, ces chutes dans le mutisme, leurs motivations ainsi que les motivations qui incitent à sortir de ce silence me paraissent très importantes pour comprendre les performances verbales qui précèdent ce mutisme ou qui le suivent, et cela parce que cette situation s'est encore aggravée. Au caractère problématique de l'existence poétique correspond ainsi, pour la toute prmière fois, une insécurité qui affecte l'ensemble des conditions de vie. Les réalités du temps et de l'espace se trouvent dissoutes, la réalité elle-même est continuellement en attente d'une définition nouvelle car la science a transformé cette réalité en formule. Le rapport de confiance entre le Moi, le langage et la chose est gravement ébranlé. La célèbre « Lettre du Lord Chandos » de Hugo von Hoffmannsthal constitue le premier document qui amorce le thème du doute à l'égard de soi-même, du doute à l'égard du langage et du désespoir face à la suprêmatie étrangère des choses, de choses qu'on ne peut plus concevoir. Avec cette lettre, Hoffmannsthal se détourne également, de façon inattendue, des poèmes purement enchanteurs de sa jeunesse ; il se détourne de l'esthétisme.

« Mais, mon cher ami, les concepts terrestres aussi se dérobent de la même manière à mon approche. Comment tenter de vous décrire ces étranges tourments intellectuels, ces branches chargées de fruits qui se redressent loin de mes mains tendues, ces eaux pleines de murmures qui se retirent à l'approche de mes lèvres assoiffées ? Ma situation, en bref, est la suivante : j'ai totalement perdu la faculté de réfléchir ou de parler de façon cohérente sur un sujet quelconque.

D'abord, il m'est devenu peu à peu impossible de discuter d'un thème, élevé ou général, et de faire passer par ma bouche des mots dont tout le monde a l'habitude de se servir couramment sans hésiter. Je n'avais qu'à prononcer les mots « esprit », « âme » ou « corps », que je ressentais un malaise inexplicable. Je ressentais intérieurement l'impossibilité d'extraire de moi-même un jugement sur les affaires de la Cour, sur les évèvements au Parlement ou sur tout ce que vous voudrez. Et ce n'était certes pas par égard pour des convenances quelconques, car vous connaissez ma franchise, elle va jusqu'à l'insouciance, mais se décomposaient dans ma bouche, comme si c'étaient des champignons pourris, les mots abstraits dont la langue, par nature, doit se servir afin de mettre au jour un jugement quelconque. »

Et plus loin : «  Mais cette obsession s'étendait peu à peu, comme s'étend l'action corrosive de la rouille. Même dans les conversations familières et prosaïques, tous les jugements qu'on énonce d'habitude à la légère et avec une certitude de somnambule me paraissaient si suspects que je devais m'arrêter de participer à de telles conversations. Une colère inexplicable, que je n'arrivais à cacher qu'à grand-peine et tant bien que mal, s'emparait de moi lorsque j'entendais des choses comme: cette affaire a bien ou mal tourné pour un tel ou un tel ; le shérif N. est un homme méchant, le prédicateur T. est un brave homme ; le tenancier M. est à plaindre, ses fils sont dépensiers ; un autre est à envier parce que ses filles sont de bonnes ménagères ; une famille prospère, une autre dévale la pente. Toutes ces choses me semblaient aussi improuvables, aussi mensongères, aussi creuses que possible. Mon esprit me forçait à voir toutes les choses qu'on aborde dans ce genre de conversation de façon proche et inquiétante : il en allait comme lorsque j'avais vu, une fois, sous la loupe, une parcelle de la peau de mon petit doigt, avec ses sillons et ses cavités, elle ressemblait à une terre en jachère. C'est ainsi que je voyais maintenant les hommes et leurs actions. Je n'arrivais plus à les apercevoir avec le regard simplificateur de l'habitude. Tout tombait en morceaux, les morceaux s'en allaient à leur tour en morceaux et il n'y avait plus rien qu'on pût entourer d'un concept. Les mots isolés nageaient autour de moi ; ils se figeaient et formaient des yeux qui me fixaient et moi aussi, j'étais obligé à mon tour de les fixer : ce sont des tourbillons, y plonger mon regard me donne le vertige, ils tournoient sans cesse et lorsqu'on les traverse, on se trouve devant le vide. »

 

(Cité d'après « La lettre du Lord Chandos «  dans Hugo von Hoffmannsthal, Prose II, Francfort-sur-le-Main, Ed. S. Fischer, 1957, p.7)

 

Face à des tribulations de nature très différente, on s'aperçoit que le Malte Laurids Brigge de Rilke et quelques nouvelles de Musil et de Benn, telles que Rönne, Notes d'un médecin, témoignent de semblables expériences. (…) Là où l'on ne pose pas les questions « pourquoi », « dans quel but », toutes ces questions qui surgissent toujours à nouveau, sans épargner personne, ainsi que toutes les questions qui s'y enchaînent ( et les questions de culpabilité, si vous le voulez), là où aucun soupçon et où, de ce fait, aucune problématique réelle n'existent chez le producteur, là, je le crois, ne peut naître de poésie nouvelle.

 

 

 

 

 

 

( pages 654 à 657, à suivre )

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ingeborg Bachmann,1969, photographie: Renate von Mangoldt

Ingeborg Bachmann,1969, photographie: Renate von Mangoldt

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