"En ce douzième jour du mois de novembre 1993, vous m’avez signé une traduction française de l’un de vos premiers recueils, Miroir vide, écrit quand vous aviez à peu près l’âge que j’avais alors. Vous y avez inscrit la date à l’américaine, en plaçant le mois avant le jour : « 11/12 ». Pour moi, ces chiffres étaient comme un signe de reconnaissance, car, si on lisait cette date à la française (avec le jour qui précède le mois), il s’agissait de la date de mon second anniversaire. Certaines personnes ont plusieurs anniversaires, les miens sont celui de mon jour réel de naissance (le trois septembre) et celui du jour où l’on a bien voulu me reconnaître et m’enregistrer (le onze décembre). Je pense que pour vous, qui aviez émis, dans le poème « Song » - « chant », le voeu de retourner dans la matrice (« j’ai toujours voulu / retourner / dans le corps / qui m’a vu naître »... Saviez-vous que le terme qui désigne l’utérus en vietnamien est « tu cung » - « palais de l’enfant » ?), il y eut, comme anniversaire important, le jour du trois juin bien sûr, qui vous vit naître ; il y eut sans doute aussi celui de votre renaissance en tant que bouddhiste. J’imagine que votre conversion au bouddhisme en 1972 (l’année de ma naissance) – qui, je trouve, a grandement influencé votre écriture, la rendant plus narrative et la débarrassant du ressentiment et de la colère qui l’agitaient auparavant – a été longuement mûrie, puisque votre intérêt pour la question semble être apparu dans les années cinquante, sans doute grâce aux lettres que Kerouac vous écrivait sur le sujet.
Permettez-moi d’ouvrir ici une petite parenthèse à la mémoire de mon feu ami, le moine bouddhiste israélien Udi Lyon (un autre « Lyon », décidément ; fauché par un cancer en 2009, peu avant sa cinquantième année). Udi a toujours été très « kérouacien » dans son mode de vie. Hyperactif rieur, insatiable inventeur et expérimentateur, candide et impulsif, il impressionnait son entourage par son manque total d’inhibition. Il faisait tout sur des coups de tête. Un singe qu’il avait ramené au début des années quatre-vingt d’un voyage alors qu’il était marin vit toujours dans le kibboutz où se trouve sa pierre tombale. Ses cendres ont été dispersées dans un jardin privé, à Poperinge, petite ville flamande dont les habitants portent le surnom de « Keikoppen » - « tête de caillou », soit « les entêtés ». Pourquoi là-bas ? Je vous raconterai cette histoire un autre jour. Il y a une dizaine d’années, Udi m’écrivait de Thaïlande, au stylo-bille, de longues lettres pleines de compassion, à la fois pour m’éclairer sur la voie qu’il avait choisie et pour me soutenir, alors que la violence de la deuxième Intifada me désemparait au point de menacer ma santé mentale (je vivais alors à Jérusalem, comme je vous l’ai dit plus haut). Udi est devenu bonze après avoir étudié le bouddhisme à Chiang Mai pendant sept ou huit ans. Il était connu et apprécié dans les villages environnants et sa haute stature (il devait
dépasser les deux mètres) habillée de tissu safran l’annonçait de loin, son sourire également. Cette grande flamme s’est éteinte un douze novembre.
Enfin, il y eut le jour de l’anniversaire de votre mort, le cinq avril (qui s’avère être le jour de naissance du père de ma fille). Cela ne me surprendrait pas d’apprendre que vous aimiez les anniversaires, parce que j’ai cru comprendre que les occasions de faire la fête ne manquaient jamais de vous enchanter, n’est-ce pas ? Il me semble qu’il était important pour vous d’être entouré d’amis, de leur lire vos poèmes, d’être félicité, de partager et recevoir de la chaleur humaine. Cela semblait vous faire énormément de bien de lire en public et d’être applaudi. J’ai deviné en vous lisant le tourment constant que semblent vous avoir causé vos blessures narcissiques, et compris que ces apparitions en public, aussi angoissantes vous fussent-elles parfois (Bill Morgan, dans sa magnifique biographie de vous2, rapporte qu’il vous arrivait de vomir de nervosité avant une lecture), vous procuraient l’attention et l’adrénaline dont vous aviez besoin, votre carburant en somme, tout en vous encourageant à continuer d’écrire. Comment trouver son ancrage au milieu des doutes qui sapent sans répit ? Au fil des ans, des colloques et des lectures, moi qui redoute encore de lire en public, j’ai aussi appris à tirer satisfaction et force de ces échanges, malgré les crampes à l’estomac et le souffle court. C’est pourquoi je comprends pourquoi vous étiez dépendant des louanges comme s’ils étaient une drogue : n’est-ce pas qu’ils permettent de ne pas trop se flageller, de garder la tête haute, hors de l’eau ? Même très malade, vous ne refusiez donc pas une invitation à lire en public. Par exemple, en 1981, cravaté, la barbe soigneusement taillée, vous êtes revenu à l’université de Columbia pour fêter le vingt-cinquième anniversaire de Howl, université dont vous aviez été renvoyé à cause de ce fâcheux tag mal interprété..."
Extrait, pages 16 / 19
1 Miroir vide, Allen Ginsberg. Introduction par William Carlos Williams, traduit et présenté par Gérard-Georges Lemaire, Graphium, 1982.
2
I Celebrate Myself: The Somewhat Private Life of Allen Ginsberg, par Bill Morgan, Viking Press, 2006.
AVEC VOUS CE JOUR-LA , Lettre au poète Allen Ginsberg
SABINE HUYNH
Essai
"L'ATELIER DU POEME"
RECOURS AU POEME EDITEURS
Novembre 2014
87 pages
€ 7.00
formats disponibles :
epub, mobi, pdf
Avec vous ce jour-là / Lettre au poète Allen Ginsberg
Le poète américain Allen Ginsberg est né en 1926 et nous a quittés en 1997, quatre ans après que Sabine Huynh l'ait rencontré. En " ce jour-là ", le douze novembre 1993, le regard du vieux b...