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aller aux essentiels

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L'atelier Poésie de Martine Cros


"Petites déambulations philosophiques" - Jankélévitch

Publié par http:/allerauxessentiels.com/ sur 18 Avril 2015, 21:33pm

Catégories : #Jankélévitch, #Philosophie, #Amour

 

 

 

 

 

 

Petites déambulations philosophiques

 

5. La haine, quai aux Fleurs

 

Par Jean Lacoste

 

(Large extrait)

 

 

 

 

L'Amour et la Haine... Empédocle voyait en eux les principes de l'univers... Avant de gagner le Quartier latin, terre d'élection de la philosophie depuis le Moyen Âge, arrêtons-nous un instant dans l'île de la Cité. Entre le chevet de Notre-Dame et le Mémorial de la Shoah, au n° 1 du quai aux Fleurs, une plaque rappelle que le philosophe Vladimir Jankélévitch a vécu ici.

 

C'est en janvier 1939 que ce professeur de philosophie de trente-six ans, qui enseigne à la faculté de Lille, annonce à un camarade de Limoges qu'il a quitté ses «parents pour habiter à part, 1, quai aux Fleurs, en continuant toutefois à prendre tous ses repas rue de Rennes ». 

Jankélévitch est alors déjà connu pour son livre de 1931 sur Bergson, et se fait un nom avec des études musicologiques : il va publier un « petit » Ravel chez Rieder. L'appartement du quai aux Fleurs n'est pas grand – deux pièces, mais avec un piano et vue sur la Seine – et, en 1954, Jankélévitch et son épouse, avec leur petite fille, occuperont un appartement plus grand au 1er étage ; le philosophe demeurera fidèle à cette adresse jusqu'à sa mort. Avec une interruption.

 

En cette année 1939, d'abord pris par le « bonvoust » - la préparation militaire en jargon normalien -, il se retrouve mobilisé du côté de Massy-Palaiseau : « l'ennui, le froid, la boue noire ». En juin 1940, la guerre a fini d'être « drôle » ; officier, il se bat, il est blessé à Mantes assez rudement et, alors qu'il vient de se remettre dans un hôpital de Marmande, il est révoqué par l'effet des lois raciales de Vichy. La haine, disions-nous... Le « cacique » de l'agrégation de philosophie est chassé de la fonction publique ; il est certes français depuis l'âge d'un an, mais il n'est pas un français « originaire », car ses parents sont des Juifs russes non naturalisés. Inutile d'en dire plus.

 

L'appartement est confisqué, vidé de ses meubles, dépouillé de ses livres, comme celui du docteur Jankélévitch au 53, rue de Rennes. Réfugié à Toulouse, sans traitement, Vladimir entre en clandestinité, et – lui, « le métèque qui sait l'orthographe », comme il dit avec ironie – vit des leçons qu'il donne à des « tapirs » ; il participe à la Résistance avec Jean Cassou, l'historien de l'art, son beau-frère, tout en rédigeant un volumineux Traité des vertus dont il compare favorablement le poids à L'Être et le Néant... A la fin de la guerre, il récupère son logement, vide. Il en fera peu à peu un foyer, d'autant plus rayonnant qu'il est ouvert à autrui : « Le coeur de l'homme – écrit-il – s'ouvre à l'étranger et il l'accueille dans sa maison (…) Car l'amour est ouverture et générosité. »

 

Le philosophe d'Agrigente avait raison, la Haine et l'Amour gouvernent le monde. Plus loin, au 9 quai aux Fleurs, deux petits bustes au linteau d'une porte cochère rappellent la tragique et édifiante histoire de « la très sage Héloïse ». (…)

 

On peut révéler aujourd'hui qu'après la mort de Jankélévitch, en 1985, à l'initiative de quelques amis, des anciens élèves et des administrateurs du philosophe ont versé chaque mois une obole pour que sa veuve puisse continuer à vivre quai aux Fleurs.

 

 

 

 

 

 

 

 

In Quinzaine littéraire n°1102, 1ère quinzaine d'avril 2014.

 

 

 

 

 

 

 

Héloïse, sur un linteau, au 9, quai aux Fleurs

Héloïse, sur un linteau, au 9, quai aux Fleurs

 

 

 

 

 

 

 

Vladimir Jankélévitch

Béatrice Berlowitz

 

 

 

Quelque part dans

l'inachevé

 

 

 

nrf Gallimard

juin 2013

 

 

 

 

(Extraits)

 

 

 

 

 

***

 

 

 

 

 

V

 

 

Balbuciendo

 

 

 

 

 

 

A la métaphore du souffle qui accentue la spontanéité subjective de l'inspiration, vous préférez celle de l'étincelle, rencontre à la fois surprenante et concertée de l'intériorité et du monde.

 

 

Certains instants privilégiés sont en effet comme l'étincelle qui jaillit de deux silex. Et ce choc peut avoir lieu n'importe quand, n'importe où ; au contact de la chose la plus humble. Peut-être la génialité est-elle parfois l'exceptionnelle vélocité avec laquelle l'homme appréhende au vol cette étincelle ; quand il s'agit de surprendre l'étincelle, la génialité ne fait qu'un avec la célérité... Mais nous laissons échapper l'étincelle de l'apparition-disparaissante, soit par négligence ou paresse, soit par lenteur, et quelquefois aussi par timidité... Ce qui différencie le "créateur" des autres hommes, ce n'est pas l'abondance de ses ressources intérieures : l'opulence toute seule nous condamnerait à l'administration de notre patrimoine, à l'accumulation, à la thésaurisation, et par conséquent à la gérance et au culte de l'avoir ; or ce qui importe, c'est quelque chose d'autre, caché on ne sait où, c'est l'impalpable de l'intuition véloce sans lequel ces ressources dont nous disposons demeureraient lettre morte. Il est vrai aussi à rebours que cette célérité elle-même ne servirait à rien sans le capital des souvenirs, sans les sédiments que l'expérience de la vie et des lectures a secrètement déposés en nous ; mais si l'on insistait pour savoir ce qui est le plus décisif, l'avoir inerte ou la vélocité des associations, il faudrait répondre : ce n'est pas l'acquis, ce n'est pas la matière intérieure, mais l'éclair fugitif. (...) Et ce don, (...) la célérité, ce rapport aigu, éblouissant et incandescent comme l'éclair, du temps à l'espace et de l'homme au temps. La vélocité est légèreté : telle est la divine leggerezza qui implique l'ajustement parfait aux circonstances, le don de l'instant, le sens de l'Occasion. 

 

 

(...)

 

 

Mais vous-même avez une manière très socratique de nier que l'essentiel puisse être enseigné. Votre enseignement se moque de l'enseignement : vous usez de concepts, bien sûr, mais ce sont des outils de cristal.

 

 

Cela vient de ce que l'apparition - disparaissante n'est pas une donnée fixe et parfaitement disponible... Elle nous sollicite au contraire par surprise, elle surgit dans l'intervalle infinitésimal qui s'établit entre l'affirmation naissante et la négation presque immédiate de cette affirmation : l'affirmation à peine affirmée est déjà infirmée ! La fine pointe de ce Presque et de cet A peine laisse peu de place aux triturations et aux ruminations d'un raisonnement très occupé à mâchonner ses concepts ; l'intuition elle-même intervient en voltige comme une pensée acrobatique ramassée dans l'instant ;  ou plutôt cette pensée minimale est à son tour une sorte de fracture entre deux pensées : l'intuition, réduite à un pur surgissement sans dimensions, n'est plus que le fait même de surgir. (...) 

 

 

 

 

 

 

 

 

XV

 

 

 

 

Amour aimant, amour aimé

 

 

 

 

 

Mais cet amour qui fonde les vertus ne constitue pas pour vous une rive immuable, une grandiose synthèse ; il n'échappe pas aux lois de la précarité : ce qui doit être l'exigence ultime est aussi ce qui est le plus menacé.

 

 

L'amour est plus fort que le mal, le mal est plus fort que l'amour, et ainsi à l'infini. Cette contradiction ne pourra jamais être résolue, ce déchirement ne pourra jamais être recousu. Il y a là une espèce de dialectique dont on ne peut rien conclure et qui fait du pardon un problème insoluble. (...) Alors que faire? Pardonner ou maudire? Par définition même, il n'y a pas pour nous de solution au dilemne tragique, comme il n'y a pas d'issue à la situation d'un amour sans réciprocité. Le pardon est infini comme le mal. L'amour est-il infini et inépuisable comme le pardon? L'amant peut-il, doit-il aimer celui qui ne l'aime pas? aimer celui qui le hait? Ne craignons pas de le dire : pas de véritable amour sans réciprocité. Certes, on doit dire d'abord, et à l'inverse, que l'amour par excellence est l'amour désintéressé, car cet amour-là n'est pas mercenaire et n'attend pas de l'autre un écho de lui-même comme sa récompense, il est donc en quelque sorte miraculeux. C'est cet amour que Fénelon appelle le "pur amour" et que le moindre sentiment de soi, la plus légère réflexion de conscience, la plus imperceptible complaisance rendent suspect. Le souci ombrageux du désintéressement fait de Fénelon un dénonciateur extraordinairement vigilant et soupçonneux dans l'art de traquer les motifs infinitésimaux de la mercenarité. Fénelon dit souvent qu'il faut aimer pour l'aimé et non pas pour aimer. Celui qui aime sans songer à être aimé, aura connu ce que l'amour renferme de plus divin : le transport à sens unique, l'oubli de soi, le désintéressement. Le désintéressement de Fénelon, la bonne volonté de Kant, la pureté du coeur selon Kiekegaard sont trois façons d'exprimer cette impérativité catégorique d'un amour qui n'exige jamais qu'un degré, le maximum, et qu'une portion, l'âme toute entière. Un tel amour ne pose pas de conditions, il exclut toute réserve et toute échappatoire, dédaigne les excuses, les prétextes et les sophismes ; il tend vers l'absolu et il est passionnel en cela : car la pureté diaphane et totalitaire de l'amour apparaît non seulement dans la vision indivisible qu'il se donne de l'aimé et dans la valeur infinie qu'il lui attribue, mais aussi dans son désir de l'envelopper tout entier de son amour. L'amour-passion, ou l'amour pur, aime l'aimé exclusivement ; il est donc en quelque sorte le reflet spéculaire du Dieu jaloux qui chasse de l'Olympe le pluriel polythéiste des dieux païens pour être aimé seul et à l'exclusion de tous les autres. Plus encore : il aimé son aimé aveuglément, extatiquement, sans restrictions ni partage, et par conséquent, sans mesure ( car l'outrance ne l'effraie pas), sans distinguer en lui le bon ou le mauvais, le bon qu'il aimerait, le mauvais qu'il rejetterait. L'amateur, goûtant d'un fruit, retient ceci et recrache cela, découpe et retranche la partie malsaine. Mais l'amant aime son aimé tout entier, défauts compris ; il l'aime tel qu'il est, avec ses vices, malgré ses vices...et nous allions dire : à cause de ses vices. Ou plutôt non, car "à cause de" eût été encore justifier l'amour par une raison, une raison paradoxale et cynique, une mauvaise raison qui est une contre-raison, mais une raison tout de même. Or l'amour fou aime follement, donc sans raisons. Il est injustifié parce que lui-même justifiant ! 

 

 

(...)

 

 

Cet amour dans la nuit, amour miséreux, amour non partagé, non payé de retour, devrait être incomplet puisqu'il lui manque la chaleur de l'amour répercuté ; il lui manque l'influx enveloppant de l'aller et reour... Et pourtant il défie, dans son malheur, le confort radieux de la mutualité et de la symétrie. Ne finira-t-il pas, à la limite, par aimer scandaleusement, contradictoirement ceux que d'aucune manière on ne peut aimer et qui nous ont humiliés jusque dans nos morts? Ils n'ont droit, ceux-là, qu'à notre haine inexpiable. Et je devrais les aimer aussi? Eh bien c'est précisément cet effort surnaturel qui m'est scandaleusement demandé ! Ce pur amour fénélonien va jusqu'à l'extrême limite de la gratuité charitable. L'Eglise, effrayée par ce passage à la limite de l'amour hyperbolique et par le recours aux "suppositions impossibles" et blasphématoires, faillit condamner Fénelon pour hérésie ; car il s'agit bien, dans les textes de Fénelon sur le "pur amour", non pas seulement d'aimer celui qui nous hait et de l'aimer d'un amour unilatéral et dissymétrique, mais d'aimer Dieu, même s'il m'abandonne et me réprouve, même s'il voue mon âme au néant (...)

 

 

 

 

Mais peut-être y a-t-il une autre voie pour briser ce déchirement ; car au scandale de l'amour pur, vous ne cessez d'opposer les délices de l'amour mutuel chanté par Raymond Lulle...

 

 

Il est vrai que la plénitude dans la mutualité amoureuse est aussi puissante que le désintéressement ; car ce que Lulle oppose à l'amour extatique, ce n'est pas l'amour captatif et possessif, mais l'amour réciproque. Le pur amour est fusion avec l'aimé et plus encore : perdition dans l'aimé ; et quant à l'amour captatif, amour glouton, il dévore l'aimé pour en faire son aliment. L'amour heureux, l'amour lumineux, lui, s'accomplit dans la plénitude de la réciprocité. Ici l'amant et l'aimé ne se confondent pas... Car telle est la corrélation de la mutualité : tout tout se passe comme si l'amour dont je suis l'aimé était un ingrédient de l'amour par lequel je vous aime. Le véritable amour "partagé " est celui où l'amour aimant et l'amour aimé, où l'actif et le passif se renforcent et s'exaltent l'un l'autre à l'envi. (...) Il y a entre l'amour aimant et l'amour aimé un échange actif, une tension qui nous protège du rabougrissement (...) Cette tension, chez Lulle, est sans angoisse ni tragédie : non seulement elle ne retient pas l'amant dans le mutisme du silence, mais elle sollicite les discours déliés et mobilise les paroles agiles ; elle met l'homme en verve, elle le rend bavard, musicien, poète,  elle le fait danser, rire, chanter et sauter, elle est la vie elle-même !  L'amour est le plus fervent qui aime non pas une chose inerte mais un autre amour, qui se nourrit d'une secrète connivence et s'allume au croisement de deux regards.

 

(...)

 

Alors comment concilier cet amour éloquent, chanteur et flûtiste, avec la solitude muette du pur amour? Les chuchotements d'amour dont François de Sales a perçu la mystérieuse confidence, et les rossignols d'amour dont Raymond Lulle a entendu les roulades et les vocalises parlent-ils d'un seul et même amour? (...) Cette oscillation entre les deux pôles de l'amour mutuel et de l'amour immutuel, chacun de nous la sent dans son coeur ; mais cela ne signifie pas qu'il faille absolument choisir entre l'un et l'autre amour, celui qui nous retient dans le silence sans promesse et dans l'attente sans récompense, et celui qui nous fait rire et chanter d'amour : l'amour n'a pas la prétention d'être cohérent, la cohérence n'a pas plus de sens en amour qu'en musique ! L'amour lui-même est déchiré, aussi la logique passionnelle s'accommode-t-elle de l'ambivalence. Que dis-je? La contradiction est plus souvent un aliment paradoxal de l'amour qu'un empêchement d'aimer... Car ces deux faces de l'amour entre lesquelles nous ne cessont d'hésiter sont comme systole et diastole ; c'est leur alternance qui règle la pulsation vitale, et c'est de leur rythme que bat notre coeur. 

 

 

 

 

 

Auguste Rodin, La Cathédrale

Auguste Rodin, La Cathédrale

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