C'est en 1932 que MT revient à une réflexion suivie sur l'art et la poésie, qu'elle avait déjà abordée en 1926 dans son étude "Le poète et la critique". Elle rédige un essai assez long, dont elle publie deux fragments, "Le poète et le temps" et "L'art à la lumière de la conscience". Cet effort est poursuivi les années suivantes par des études sur les versants épique et lyrique de la poésie russe contemporaine, en 1933 ; et sur les poètes avec ou sans évolution interne, en 1934. C'est au même moment qu'elle écrit à un correspondant non identifié, habitant probablement la Belgique.
[Début de la lettre manquant}
Le poète: une structure spirituelle bien définie, alliée à un talent verbal bien défini.
Le poète :une structure spirituelle bien définie qui ne s'accomplit que dans le mot (qui chante).
Le poète sans poème ( c'est à dire la structure spirituelle seulement) n'est pas poète.Le poème sans poète (c'est à dire le don verbal pur) n'est que lignes rimées.
Peut-on être poète "dans l'âme" ? Et musicien ? Et peintre ? Et ingénieur ? Que diriez-vous d'un ingénieur qui bâtirait "un pont dans l'âme" ? D'un pilote qui --dans l'âme -- volerait ? Si tu es ingénieur -- bâtis, sinon tu n'es pas un ingénieur, mais un rêve d'ingénieur.
Le poète n'a pas d'autre voie d'accès à une conception de la vie que le mot, en cela il se distingue du non-poète, pour lequel -- tout (hormis) [mot illisible} . En nommant -- il conçoit. Et en voici une de note toute vive (brusque illumination en laquelle je crois) -- vive, car soudaine, car je ne pensais pas à la chose -- en marge de ce carnet :
JE NE COMPRENDS DEFINITIVEMENT UNE CHOSE QU' AU TRAVERS DU MOT (PERSONNEL).
Le mot est pour le poète une unité de valeur totalement autonome. Pas un son (car, sinon, nous satisferaient a-e-i et les autres), mais un son donné qui correspond à un sens donné. Tout en cherchant le mot, le poète cherche le sens.
Le poète essuie immanquablement un fiasco sur toute autre voie d'accès à l'accomplissement. Familier, familiarisé (par lui-même) avec l'absolu, il exige de la vie ce qu'elle ne peut donner, car elle est ce à partir de quoi, et non pas ce qui. Il existe du reste des poètes-bigames : Goethe, par exemple, ou Tioutchev, qui ont su concilier ; mais ils n'étaient pas que poètes, ils étaient peut-être plus, Goethe -- infiniment plus.
Le poète n'est pas ce qu'il y a de plus grand, à savoir: il est le plus haut degré sur l'échelle du métier, et le plus bas à compter du point où sont généralement disposés les métiers. Car la prière (la sainteté) n'est pas un métier, alors que les vers, tout de même, en sont un. Un °artisan du chant°, voilà ce qu'est finalement, le poète. Un maître du mot chanteur.
Autre chose. La sphère du poème, c'est l'âme. Toute l'âme. Au-dessus de l'âme, il y a l'esprit, qui n'a nul besoin des poètes, s'il a un besoin -- c'est de prophètes. Le prophétisme chez le poète est co-présence, et non essence -- tout comme la poésie chez le prophète. "Quels grands poètes sont les prophètes", en s'exprimant ainsi -- on abaisse le prophète. "Quels grands prophètes sont les poètes", en s'exprimant ainsi -- on magnifie le poète.
Le mot "poésie" est généralement magnifié et enveloppé de brouillard. Pourquoi appelez-vous ce qu'il y a de meilleur en l'homme et dans le monde "poésie" ( d'autres disent --"musique") ? Dieu, en l'homme -- oui. C'est en effet incomparablement plus grand et plus précis. Dieu, en votre embryon, et non la poésie. Poésie deviendra, quand, en vers, vous le manifesterez.
MARINA TSVETAEVA, Vivre dans le feu, confessions, extraits p. 408/409,
biblio / Livre de poche, édition 03, mai 2012