La sirène à la poubelle, de Sabine Huynh,
journal de Tel Aviv, Israël, de juillet à novembre 2014.
collection FUGIT XXI
E-FRACTIONS EDITIONS, 2015
Sabine Huynh nous livre, avec cet ouvrage, un journal de vie & de guerre poignant. Elle nous offre sa voix de poète face à l'indicible conflit qu'elle a eu, et a, toujours, à vivre dans son pays. Ce journal est issu, à l'origine, d'une suite de posts sur le mur des réseaux sociaux, et un éditeur est venu lui demander d'en écrire plus, afin de témoigner du quotidien d'une guerre, de l' "à-vif" des jours vu par une femme qui est poète, par une mère qui a dû protéger son enfant des coups de hache dans le rêve et l'innocence, par une citoyenne blessée et responsable, par un être humain, simplement, effrayé par l'absurdité sans fondement - oui, sans fondement ! - Ce journal est aussi un témoignage essentiel, en marge de toute l'information formatée et faussée parfois - souvent ? - que l'on peut recevoir de par le monde. J'ai ainsi voulu lire par moi-même ce déroulé de jours faits de failles et de forces, pour me rendre compte - au loin, on se sent toujours inutile --. Et là, était bien la moindre des choses : lire, et jeter aussi un peu la sirène à la poubelle.
De ces posts sur le réseau, l'auteure a donc poursuivi l'écriture au fil des jours avec des billets sur son blog jusqu'au 4 novembre 2014 à 22h43. Les billets et textes sont pour beaucoup traduits instantanément en anglais, puisque l'auteure manie parfaitement ces deux langues.
"Un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous", Franz Kafka, ainsi s'ouvre le journal, page 1 (Franz Kafka, Oeuvres complètes, La Pléiade, 1984)
Un journal haut en émotions, comme un témoignage, oui, mais aussi, qui procède de toute une réflexion profonde sur la poésie, sur son rôle ou, tout au moins, sur la consolation qu'elle apporte pour affronter le conflit et le sublimer. Jamais le pathos ne déborde, mais la réflexion, lucide jusque dans l'émotion contenue, soulève aussi le voile sur la réalité vécue, sur l'amitié, le partage. Le récit de ces jours s'émaille d'extraits de poésies ou d'articles, lus avec l'avidité de l'être blessé qui a besoin de soutien moral et spirituel, soutien indispensable dans ces temps incertains. Il y a même, page 9, un diaporama à activer: un des avantages de l'e-book.
Voici, enfin, quelques extraits de certains jours, lus dans la première moitié du livre.
10/07/2014
Bon, six explosions il y a trente minutes au-dessus de nos têtes. J'ai mal au cou, j'ai dormi quatre heures la nuit dernière car ma fille a fait des cauchemars. Donc je crois que je vais prendre ma journée, me faire du bien, m'acheter une ou deux robes, déjeuner avec des copines, manger une glace avec ma fille...Le travail peut attendre, pas la vie. (p.3)
12/07/2014
Un poème d'Anna Akhmatova, la seule voix qui me console en ce moment.
On m'a jeté tant de pierres,
Que plus aucune ne m'effraie,
Le piège s'est fait haute tour,
Haute parmi les tours,
Je remercie ceux qui l'ont construite,
Qu'ils cessent de s'inquiéter, de s'attrister,
De tous les côtés, je vois l'aube plus tôt.
Et le dernier rayon du soleil triomphe ici.
Souvent dans les fenêtres de mes chambres
Entrent les vents des mers du Nord,
Et le pigeon mange dans mes mains du grain...
Cette page que je n'ai pas finie,
La main brune de la Muse,
Divinement calme et légère,
Y inscrira le dernier mot.
-- 1914
(Anna Akhmatova, "Solitude", Gallimard, 2007) (p.3-4)
28/07/2014
Et maintenant, retour à la poésie. "Toute poésie est engagée", a dit Yéhuda Amichaï dans un entretien qu'il a accordé à Lawrence Joseph pour la revue The Paris review. Voici des extraits de cet entretien remarquable. Ils me semblent correspondre parfaitement à l'humeur d'aujourd'hui. (p.12)
(...)
"J'ai souvent dit que toute poésie est engagée. Cela est dû au fait que les vrais poèmes traitent de la réponse humaine à la réalité, et la politique fait partie de la réalité, de l'histoire en train de se faire. Il s'agit de politique même quand un poète écrit qu'il boit du thé assis dans une maison de verre." (p.13)
1er août 2014, 15h25
Durant la journée, je me surprends souvent à arrêter de respirer pendant de longues minutes. Tout est trop calme, cette ville n'a jamais été aussi calme, cette ville qui déborde d'habitude de vie, de couleurs, d'énergie, de liberté, de jeunesse, de vie, de vie, de vie. La mort y plane depuis un mois, ses tentatives quotidiennes de frapper ont paralysé le flux vital de la ville. Le soleil éblouit sans nous consoler. (p.18)
2 août 2014, 12h08
Je me doute bien que j'aurai beau le dire, et l'écrire, narrer et soupeser tout ce que je vis et ressens en vivant ici, mes mots se dissoudront dans le vacarme indigné fait par ceux qui connaissent "la vérité" sans l'avoir vécue dans leur chair, et que la réalité dont j'essaie de parler ne leur sera jamais accessible. Moi-même, je la comprends si mal, mais je sais combien elle blesse, et cette douleur qui me lance me confirme que je la comprends mieux que tous ceux qui la jaugent à distance. Se rendent-ils seulement compte de la chance qu'ils ont? Je me rends certainement compte de la mienne, de vivre ici, à Tel Aviv, et pas dans le sud du pays, ou même à Gaza, où l'on ne peut empêcher la mort, car elle y est érigée par certains comme une gloire, et utilisée à des fins de propagande politique et religieuse. Comme l'a écrit Sylvia Plath dans son journal intime, "I have to live my life, and it is the only one I'll ever have. And you cannot regard your own life with objective curiosity all the time." : "Je dois vivre ma vie, et je n'en aurai jamais d'autre que celle-ci. On ne peut pas passer son temps à observer sa vie avec une curiosité purement objective".
Je me sens tellement impuissante face à la violence, à la mort, à l'injustice, à la désinformation. Tellement inutile. Tellement abattue. Je dois faire quelque chose, mais quoi ? Ecrire ? Ecrire, puisque je ne puis rien, je ne sais rien, faire de mieux, hélas. (p.22)
2 août 2014, 21h27
(...)
Deux ans plus tard, le 29 janvier 2004, un kamikaze se fit exploser à bord d'un bus qui traversait à Jérusalem. Le 1er février 2004, j'ai écrit le texte suivant. Il s'intitule " Tentative de description de l'insoutenable lourdeur de l'être". (p.26)
(..)
Elle vous prête ses grands yeux fixes
Ses yeux dont le vide reflète
Toute la désolation du monde
Elle s'accroche à vous, grimpe sur vos épaules
Vous fait tomber dans les escaliers
Vous tombez aux tournants
Vous tombez dans la rue
A chaque pas vous tombez
Votre sourire se fissure
Votre coquille craque
Mais vous y appliquez des couches épaisses
De rouge, de colle et de vernis
Vous tenez bon, vous brillez même
(...)
Vous avez des oreilles
Mais ce n'était pas un avion
Qui a franchi le mur du son
Même si on aurait dit, même si on aurait aimé
Puis que de cris de peur de détresse de colère
La stridence de l'urgence
Le vacarme des hélicoptères
Vos oreilles vous font mal
(...)
Que vous avez toujours aimé écrire
Pas cracher
Mais les mots sont devenus cailloux dans votre bouche sèche
Leur incohérence cruelle vous étouffe
Et sous votre plume ils sont aussi plombés
Que des pierres enrobées de prières vaines
(p.26-30)
"On a besoin de poésie. On a besoin de sensibilité pour voir ce conflit sous un autre jour et parvenir à trouver une issue." (S.K). (dans les témoignages des amis, p. 34)
Quant au poète, il s'effondre carrément et sans aucune gêne sur la page, défie les règles syntaxiques et grammaticales, défie l'histoire même, en défiant la linéarité, se dévoile et révèle absolument tout, dit et hurle l'indicible : "Ton cri se répercutera dans le monde entier." (M.R.) (p.36)
Sabine Huynh - E-FRACTIONS ÉDITIONS coll. FUGIT XXI ISBN : 979-10-92243-67-3 Sirène à six heures du matin. Ça continue. Dans ma tête les bruits, présents et passés, réels et imaginés, se c...
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